Billet d'humeur
Gleeden ou le tombeau des obligations du mariage
Il est certain que l’arrêt rendu le 16 décembre 2020 par la Cour de cassation dans l’affaire Gleeden fera date dans l’histoire du mariage. Tout y est pour crisper au-delà du raisonnable partisans et détracteurs d’une approche relaxée des obligations découlant de ce qui n’est presque plus une institution. Car c’est bien de cela, fondamentalement, dont il s’agit, ce qui invite (au passage) à se demander si ce n’est pas la loi civile elle-même qui est considérée comme quantité négligeable.
Le scenario est simple à poser. Un site de rencontres est créé avec une publicité vantant l' « amanturière », et la femme mariée « s'accordant le droit de vivre sa vie avec passion » et se terminant par ce message : « Gleeden, la rencontre extra-conjugale pensée par des femmes ». Une association confessionnelle (catholique) s’en offusque et demande en justice la nullité des contrats conclus entre les utilisateurs et l’éditeur du site de rencontres et le retrait de la publicité. Jamais les juges du fond ne feront droit à cette demande, et la Cour de cassation rejette son pourvoi.
Scandale devant le recul du mariage ? Soulagement devant l’échec du rigorisme religieux ?
On peut le dire nettement : ce n’est ni l’un ni l’autre. Rappelons que le mariage est un contrat civil depuis la Constitution du 27 août 1791, qui disposait que « La loi ne reconnaît le mariage que comme contrat civil. Le pouvoir législatif établira pour tous les citoyens sans distinction le mode par lequel les naissances, mariages et décès seront constatés ; il désignera les officiers publics qui en recevront et conserveront les actes. ». Et cela n’a jamais changé depuis… Il s’agissait à l’époque de permettre le mariage des protestants ou des juifs (Portalis s’en était ému dès 1771), et donc de s’assurer que les actes de l’état civil ne soient plus reçus par les membres du clergé catholique. Il est donc toujours un peu curieux de voir une association confessionnelle venir s’ériger en gardien du mariage tel qu’il existe dans le code civil. Pareille position est, en réalité, un contre-sens historique complet. Le mariage est civil depuis 230 ans, ce qui devrait suffire à clore la question côté religion. En revanche côté droit civil…
Car voici bien le genre de décision qui divise, qui clive, qui n’est pas très heureuse au plan social, puisque loin d’apaiser la vie en société, elle augmente les frictions entre membres de cette même société. Cette fois, on en en plein dans la raison d’être du droit civil.
Oh, bien sûr, on dira avant toute chose que l’arrêt de la Cour de cassation est pleinement justifié au regard du droit de la presse, au nom de la liberté d’expression. On savait déjà que, comme l’a bien résumé le Doyen Beignier, « imputer un adultère n’est pas diffamer » (v., Cass. civ. 1, 17 déc. 2015 , n° 14-29.549 ; JCP G 2016, I, 1225, n° 1 ; Dr. Fam. 2016, comm. 42, J.-R. Binet ; JCP G 2016, doctr. 992, n° 6 obs. A. Gouttenoire). Pourquoi ? Parce qu’en « l'état des mœurs de notre société, une liaison adultère « à elle seule », ne suffit pas à constituer un acte diffamatoire, la liberté d'expression cantonnant strictement un tel délit » (B. Beignier, prec.). D’ailleurs, l’arrêt du 16 décembre 2020 dit quelque chose de fort proche lorsqu’il décide qu’interdire la publicité de Gleeden « porterait une atteinte disproportionnée au droit à la liberté d'expression, qui occupe une place éminente dans une société démocratique ». Vive la liberté d’expression donc !
Naturellement, on ajoutera à toute cette rhétorique que les obligations du mariage ne sont pas des obligations ordinaires, qu’il s’agit plutôt de « devoirs » interpersonnels. D’ailleurs, c’est là encore ce que dit la Cour de cassation dans la présente décision lorsqu’elle affirme que « si l'adultère constitue une faute civile, celle-ci ne peut être utilement invoquée que par un époux contre l'autre à l'occasion d'une procédure de divorce. ». En veut-on des preuves supplémentaires ? Elles sont déjà jugées : c’est parce que l’obligation de fidélité s’est désormais rétractée dans le couple, qu’elle n’est donc plus qu’une affaire privée, que l’épouse bafouée ne peut poursuivre la maîtresse de son mari (Cass. civ. 2, 4 mai 2000, n° 95-21.567 ; JCP 2000. II. 10356, note Th. Garé ; Cass. Civ. 2, 5 juill. 2001, n° 99-21.445 ; RTD civ. 2001. 856, obs. J. Hauser), et c’est pour les mêmes raisons que le ou la complice d’un adultère peut parfaitement être gratifié(e) d’une libéralité sans que celle-ci ne soit infectée d’une cause immorale ou illicite (v., Cass., ass. plén., 29 oct. 2004, n° 03-11.238 , Bull. ass. plén., n° 12).
Le juriste pondéré et soucieux de science serait donc voué à admettre que l’arrêt Gleeden n’a rien de choquant, qu’il est fondé tant en droit civil strict qu’au regard du droit de la presse.
Pourtant, à y regarder de plus près, nous avons un doute.
D’abord, écrire comme l’a fait une cour d’appel dans l’arrêt du 17 décembre 2015 qu’il convient de refuser de tenir compte d'une hypothétique « morale objective » pour s'en tenir aux « valeurs morales communément admises », sonne un peu comme une pétition de principe. Est-il donc communément admis que l’adultère n’est pas choquant ? Qui le dit ? Qui le décide ? Si j’affirme publiquement que notre Président a commis un adultère, est-il vraiment crédible de me défendre en disant que l’adultère que je lui impute ne lui porte pas tort, car il relève de « valeurs communément admises » ? On peut donc accuser tout le monde, connu ou inconnu, de violation d’une obligation civile, cela n’a strictement aucune importance ? On peine à le croire…
Ensuite, on peut se demander à quoi sert de lire le contenu de l’article 212 du code civil le jour du mariage civil, si son contenu n’a aucune portée sociale. L’officier d’état civil ne lit pas les obligations du mariage pour rappeler des devoirs privés, il le fait pour marquer le regard que la société conserve sur cet acte important. S’il s’agit seulement de rappeler des devoirs privés, on devrait alors lui suggérer de rappeler aussi qu’il faut que les tâches ménagères soient partagées, et que le féminin de « allongé devant la télé » n’est pas « débout dans la cuisine ». Pourtant, un tel rappel, qui serait plus que bienvenu, n’est jamais fait. Non. On préfère lire notre bon vieil article 212. Pourquoi ? Parce qu’il intéresse l’État, car les obligations qui figurent dans ce texte ont pris rang de loi. De loi civile, bien entendu. Mais de loi. Une loi générale, qui s’applique à tous. Aider à la maison ne figure pas (encore ?) dans le marbre de la loi. C’est toute la différence entre une obligation civile et une recommandation infra juridique. C’est en cela que la « rétractation » des obligations du mariage dans la sphère privée constitue, elle aussi, une explication qui tient du sophisme. Une obligation qui n’est plus que privée ne vaut pas plus qu’une recommandation de bonnes attitudes en vie commune. Bref, l’idée que les obligations civiles du mariage se limitent à la sphère privée, c’est les cantonner à des griefs cause de divorce (ce que dit d’ailleurs expressément la présente décision). Mais ces obligations n’ont alors rien de spécifiques, rien de différent de n’importe quelle autre cause justifiant la rupture du mariage parce que sa répétition rend le maintien du lien impossible.
Enfin, est-il certain que l’on jugerait comme le fait la Cour de cassation toutes les obligations contenues à l’article 212 ? Chacun sait que Robert Badinter a fait entrer l’obligation mutuelle de respect dans le texte en 2006. Imaginerait-on un site promouvant une absence de respect entre conjoints ? Un concours Lépine des propos dégradants sur son conjoint ? Laisserait-on le site opérer et diffuser de tels propos, au nom de la liberté d’expression ou de la privatisation des obligations du mariage ? Bien sûr, le conjoint qui s’y livrerait serait sanctionnable via le divorce pour faute. Mais là n’est pas la question. La question est : socialement, vit-on mieux dans une société qui accepte, voire encourage, de telles pratiques ? Est-ce cela ce que la liberté d’expression doit promouvoir ?
Notre propos n’est pas de prôner le retour d’un ordre moral, moins encore religieux. Le caractère civil du mariage depuis 230 ans nous va très bien. Il est plutôt de nous demander ce que la société considère comme important, au point de le rappeler officiellement aux époux au jour de leur mariage, et comment notre société protège cette importance tout au long de la vie des époux. Or, il faut bien le dire, toute cette construction jurisprudentielle conduit au résultat inverse. Tout est banalisé, tout est légitimisé. D’un côté les époux se voient lire des devoirs importants au jour de leur mariage, mais de l’autre la société elle-même considère que les atteintes à ces devoirs n’est pas si grave dès lors qu’elle est le fait de tiers, parce que, eux, ne sont pas concernés par cet engagement. Pourtant, il faut être logique : ce que la loi considère comme une obligation civile devrait être protégé par la loi elle-même. Comment dire à des époux que l’adultère n’est pas admis entre eux, si l’alléguer contre un tiers n’est pas un problème, et s’il est possible de laisser ouvrir des sites dont le but même est la violation de ce que la loi considère assez important socialement pour l’ériger en obligation civile ?
La liberté d’expression a bon dos. Si je peux dire publiquement que notre Président, ou mon voisin, ont des aventures au nom de la liberté d’expression, c’est que ce devoir du mariage n’a strictement aucune valeur, que tout le monde s’en fiche. Mais alors, si tout le monde s’en fiche, autant abolir les devoirs du mariage, ou les redéfinir. On sait que les devoir de secours et d’assistance sont déjà en coma dépassé, et que l’idée de la suppression du divorce pour faute est dans les cartons depuis longtemps, n’attendant que la bonne occasion pour en sortir. Si rien n’est grave, un peu de courage alors ! Brûlons l’article 212 du code civil ! Mais brûlons aussi avec le devoir de respect… Car la jurisprudence Gleeden est une gifle monumentale à ce devoir de respect. Une hypocrisie qui a désormais un nom.
Nulle surprise à ce que le droit pénal s’immisce partout en droit de la famille… Au fur et à mesure que le droit civil refuse d’être lui-même, les rancœurs, les rages, les horreurs que les relations familiales postulent par nature, ont de moins en moins de canaux civils pour trouver une expression, un exutoire, et bien sûr, une sanction juridique. C’est alors le canal criminel qui rend le relais, car il faut bien que toute cette bile soit lavée, d’une façon ou d’une autre. Peut-être faudrait-il inviter les conseillers de la Cour de cassation à sortir du juridisme étroit où il est parfois un peu trop confortable de se tenir, et leur faire relire les pensées de Demolombe : c’est par la loi civile qu’une nation reste débout et vit harmonieusement, et c’est par la loi pénale qu’elle périclite et disparaît.
Le mariage civil vaut bien, non pas une messe, mais une vraie défense, sinon à quoi bon le conserver ? Il est aujourd’hui victime de la « liberté d’expression » et de son rétrécissement dans la sphère privée. Mais qui ne voit que la jurisprudence Gleeden ne marque pas un recul du seul mariage, mais un recul beaucoup plus vaste, celui de l’importance de la loi civile en général. Et ceci au nom de concepts flous, comme le droit européen les adore (« la liberté d'expression, qui occupe une place éminente dans une société démocratique »), laissant tout pouvoir au juge, lequel finit par décider que l’adultère ne porte pas atteinte aux valeurs communément admises, sans que personne ne sache de quel droit le juge décide de ce qui est socialement la norme, et de ce qui ne l’est pas, le tout en allant à l’encontre d’une obligation posée par la loi civile.
Certes, la loi civile peut changer, mais c’est alors au Parlement d’en décider, non au juge. Mais en l’état actuel des textes sur le mariage, la jurisprudence Gleeden constitue une vaste tartufferie à l’égard de la loi civile elle-même. Quelle tristesse quand même…
Jérôme CASEY, © 2021, tous droits réservés